Listen to the article

0:00
0:00

A la table des négociations, à quel jeu se livre le Kremlin ? La Russie cherche-t-elle vraiment à conclure un accord de paix ? Notre journaliste Benjamin Quénelle, spécialiste de la Russie, a répondu aux questions des lecteurs du Monde.fr lors d’un tchat, jeudi 11 décembre.

Curieux : Le texte voté par les députés US sur la stratégie de défense est-il contraignant pour Trump, ou ce dernier peut-il esquiver en prétextant un problème de sécurité nationale pour légiférer par décret ?

La Stratégie de sécurité nationale (NSS) est un document périodiquement préparé par le pouvoir exécutif des Etats-Unis. Le NSS date de la présidence de Ronald Reagan et a pour objectif de communiquer auprès de la branche législative les priorités et les enjeux de sécurité nationale et la manière dont l’administration prévoit de les traiter.

La base juridique de ce document est définie dans le Goldwater-Nichols Act de 1986. Le document est volontairement général dans son contenu, et sa mise en œuvre repose sur des orientations plus détaillées fournies dans des documents d’appui tels que la Stratégie militaire nationale mise au point par le chef d’état-major des armées et la National Defense Strategy, élaborée par le département de la défense.

Elisa : La Russie pourra-t-elle « tenir » économiquement et humainement si la guerre se prolonge encore plusieurs mois ou plusieurs années ? Et si c’est le cas, joue-t-elle la montre contre l’Ukraine ?

L’économie russe a prouvé sa résilience depuis près de quatre ans, mais, aujourd’hui, elle montre clairement des signes d’essoufflement. Après la surchauffe de l’an passé avec une économie de guerre tournant à plein régime, la Russie commence à virer à la récession. En juin, lors du forum de Saint-Pétersbourg, le ministre du développement économique, Maxim Rechetnikov, a prévenu : « La Russie est au bord de la récession. » Dès le lendemain, Vladimir Poutine l’a repris : « en aucun cas » la Russie ne doit entrer en récession.

Cette séquence révèle bien des choses : l’économie va nettement moins bien, mais le Kremlin veut passer outre.

Charly : Un arrêt des combats pour 2026 vous semble-t-il possible ?

Depuis près d’un an, Donald Trump promet la fin des combats. Mais la guerre n’en finit pas de durer. Et elle n’est pas près de cesser. Vladimir Poutine utilise, en effet, ces vraies-fausses négociations avec le président des Etats-Unis comme un moyen de poursuivre les opérations militaires. Pour le chef du Kremlin, la diplomatie n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ses exigences restent maximalistes : obliger l’Ukraine à céder des territoires que la Russie n’a pas conquis, obtenir un changement de pouvoir à Kiev.

Etienne Renault : En est-on vraiment encore à se demander si Poutine veut une paix véritable avec l’Ukraine ?

Au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, surnommé le « Davos poutinien », Vladimir Poutine a, le 20 juin, lâché deux phrases qui, de facto, rendent caduc tout espoir de paix avec l’Ukraine. « Je considère les Russes et les Ukrainiens comme un seul peuple. Dans ce sens, toute l’Ukraine est nôtre », a-t-il prévenu, avant de citer un proverbe : « Là où un soldat russe met le pied [est un endroit qui] nous appartient. » Tout était dit.

Anthony : Est-ce que l’on parle de l’après-Poutine en Russie ?

La question de « l’après » est importante. Car, même si Vladimir Poutine se croit éternel et qu’il a, avec son homologue et ami chinois, Xi Jinping, parlé de méthodes médicales pour prolonger la vie (…), il lui faudra bien un successeur un jour ou l’autre.

La fin de la guerre ne coïncidera pas forcément avec la fin de Vladimir Poutine. Mais la mort du chef du Kremlin devrait créer un appel d’air. Beaucoup, y compris dans les élites libérales russes, aujourd’hui étouffées et obligées de survivre en se fondant dans le système, attendent ce moment pour passer à autre chose. Elles se tourneront vers l’Europe, partenaire prioritaire.

En Europe, il faut se préparer à ce moment-là. Car l’après-Poutine ne sera pas forcément mieux que la période Poutine, et la « fenêtre » d’ouverture sera sans doute de courte durée.

Laurent : Dans quelle mesure la société civile russe soutient-elle « vraiment » cette guerre et une opposition peut-elle se structurer autour d’une personnalité forte depuis la mort de Navalny ?

Ne pouvant hélas plus travailler en Russie même depuis l’annulation de l’accréditation du Monde par les autorités russes, je peux désormais moins bien sonder de l’intérieur les doutes de la société civile russe. Mais c’est un fait : beaucoup de Russes continuent de s’opposer à la fois au Kremlin et à la guerre.

Face à une répression croissante, ils doivent faire de plus en plus attention. Le récent épisode de la chanteuse de rue Naoko le rappelle : il y a toujours des moyens indirects d’exprimer son opposition et, ce qui est encore plus important, de se retrouver à plusieurs pour l’exprimer.

M@ltese : Poutine menace-t-il réellement l’Europe ? Si oui, dans quels buts ?

Vladimir Poutine est maître dans l’art d’inverser les narratifs. Le chef du Kremlin n’a pas envahi l’Ukraine, il l’a « défendue » et « libérée ». La semaine dernière, le 2 décembre, juste avant de recevoir l’émissaire américain Steve Witkoff à Moscou, il a lancé : « Nous n’avons pas l’intention de faire la guerre à l’Europe, mais si l’Europe le souhaite et commence, nous sommes prêts dès maintenant. » Comprenne qui pourra. Mais le message est clair.

Archi : Est-ce que les citoyens russes ont une idée à peu près claire des pertes humaines que cette guerre produit dans leur armée ? Qu’en pensent-ils ?

Les Russes en Russie ont les moyens de s’informer s’ils le veulent. Ils regardent les télévisions du Kremlin et, sur Telegram, suivent les canaux prorégime. Mais Internet leur donne aussi d’autres sources d’information. Les autorités contrôlent certes de plus en plus le Web. Et, fait très inquiétant, un tribunal russe a hier infligé la première amende pour recherche de contenu « extrémiste », possible première étape vers des poursuites plus larges (amendes mais aussi peines de prison) pour de simples recherches sur Internet.

Pour le moment, en utilisant des VPN (« réseaux privés virtuels » pour contourner la censure en se connectant à d’autres pays), les Russes peuvent avoir des informations. Notamment sur les pertes humaines. Un site russe en exil, Mediazona, publie chaque jour le nombre de soldats morts (soldats identifiés). A Paris, ou à Moscou avec VPN, ces chiffres sont accessibles.

Lou : Pensez-vous que si l’Europe utilise les avoirs russes gelés en Belgique, cela pourrait « convaincre » Poutine de lancer une guerre à l’encontre de l’Europe ? Combien de temps encore Poutine pourrait continuer de mener cette guerre sachant que l’économie de son pays ne va pas bien ?

La question des avoirs russes gelés en Russie est très complexe. S’ils sont « confisqués » d’une manière ou d’une autre par l’Europe pour naturellement financer les efforts de guerre ukrainiens, Moscou multipliera les actions en justice. Contre l’Union européenne, contre Euroclear (le « coffre-fort » qui garde l’essentiel de ces actifs), contre les entreprises européennes encore présentes en Russie. Les juristes russes sont déjà prêts pour ces contre-offensives de représailles en tous sens.

On en revient toujours au même déséquilibre dont profite Moscou : en Europe, règne l’Etat de droit ; dans la Russie de Poutine, c’est le coup de force permanent.

Richk : Comment travaillez-vous, depuis que vous avez moins accès au pays ? Comment protégez-vous vos sources ?

Sans accréditation permanente en Russie depuis désormais plus d’un an, je dépends d’accréditations temporaires d’envoyé spécial qui, à trois reprises cette année, m’ont permis de retourner sur place. Mais nous ne pouvons plus couvrir la Russie de l’intérieur comme nous le faisions et le voudrions.

Je garde beaucoup de contacts et échange régulièrement (je suis en Russie depuis 2003). Par exemple, pour cet article. Les deux pères de famille sont de vieilles connaissances. Mais, bien sûr, j’ai dû changer leurs noms et d’autres détails de leur vie.

Il y a toujours une forte envie de parler, y compris parmi mes contacts soutenant le Kremlin et sa guerre. Mais, même eux veulent faire de plus en plus attention. Car tout contact avec un journaliste français peut être toxique. La protection de mes sources reste une priorité, mais j’avoue avoir toujours peur de ne pas prendre assez de précautions.

George57 : Quelle est, d’après vous, la fiabilité des rapports sur la situation des troupes russes aux fronts présentés à Poutine ?

Depuis longtemps, après un quart de siècle au pouvoir, Vladimir Poutine vit dans son bunker, coupé du monde réel… Ces dernières semaines, il n’a cessé d’annoncer avec emphase la prise de Koupiansk et Pokrovsk par l’armée russe, alors qu’il suffit de s’informer pour vérifier que ces « prises » de villes ukrainiennes ne sont que partielles.

Poutine dit ne pas utiliser le Web, car il a assez de sources fiables d’information en direct. Les rapports de ses subordonnés, en premier lieu, du ministère de la défense, sont sans doute incomplets de manière à lui cacher la vérité. Mais, avant tout, Poutine manipule et inverse les faits pour alimenter son narratif.

Aujourd’hui, il veut faire croire à une victoire inéluctable de son armée pour, dans le cadre des vraies fausses négociations avec les Etats-Unis, accentuer la pression sur les Occidentaux et imposer ses exigences maximalistes.

Comment les Russes voient-ils l’Europe ? Y a-t-il une forme de rejet, de mépris, de haine ? Les Russes craignent-ils une réaction européenne ou la recherchent-ils ?

Je n’ai jamais senti de haine envers l’Europe. Il y a même un désir profond de faire partie de la famille européenne. Même parmi les chefs d’entreprise contraints aujourd’hui de travailler davantage avec les Chinois, beaucoup regrettent leurs longues collaborations passées avec les entreprises européennes : les négociations étaient plus simples, les contacts plus cordiaux et… les contrats mieux respectés.

Mais la propagande du Kremlin a depuis fait beaucoup de dégâts : l’Europe est montrée comme va-t-en-guerre, responsable de faire échouer « les négociations de paix » entre Moscou et Washington. Même avant 2022, l’Europe était décrite comme faible et sur le déclin, en pleine crise de valeurs. A force d’entendre ces messages de partout (sur les télévisions d’Etat, sur les chaînes Telegram prorégime, à l’école, à l’église, dans les cinémas et les livres…), beaucoup finissent par le répéter.

Clément : Quel crédit apporter à l’hypothèse selon laquelle le kremlin disposerait d’informations personnelles très compromettantes sur Trump, et s’en servirait pour le faire chanter et conduire Washington à trahir l’Ukraine et l’Europe ?

C’est la grande question. Sans réponses sûres et définitives. Mon collègue Régis Genté a écrit un très bon livre sur le sujet : Notre homme à Washington. Trump dans la main des Russes (Grasset). Dans la mise en scène des vraies-fausses négociations entre Moscou et Washington depuis près d’un an, la séquence des événements est troublante : chaque nouvelle pression de Donald Trump sur l’Ukraine (et sur l’Europe) a été précédée d’une rencontre ou d’un entretien entre Vladimir Poutine et le président américain (ou son émissaire Steve Witkoff). Qu’a dit, par exemple, le chef du Kremlin à son « ami » dans la voiture à Anchorage, à la descente de l’avion et avant les discussions de ce sommet en Alaska ? Ils étaient tous les deux…

ABC : Quelle est la probabilité qu’il y ait une autre personne (ou un groupe) derrière Poutine qui dirige tout ?

On peut toujours fantasmer. Mais avant tout : les faits. Vladimir Poutine (on dit qu’il a des sosies…) a mis en place une verticale du pouvoir. Physiquement, il ne peut pas tout décider. Mais il a mis en place une sorte de management en silos : les diverses « tours du Kremlin » (multiples groupes plus ou moins influents selon les périodes) œuvrent chacune dans son domaine (économie, armée, politique…) mais toutes rapportent au chef.

Finalement, c’est Poutine qui décide. En dessous, beaucoup ont peur de prendre des décisions qui le fâcheraient… D’où un zèle permanent et une guerre entre clans pour montrer au chef lequel lui sera le plus fidèle.

Tous nos articles sur la guerre en Ukraine

Notre précédent live sur la guerre en Ukraine

Partager.

Salle de presse de TheNews.re. Nous couvrons l'actualité réunionnaise et internationale avec rigueur et objectivité. Notre mission : informer les citoyens avec des analyses approfondies sur la politique, la société, l'économie et la culture.

7 commentaires

  1. Cette situation montre à quel point les relations internationales sont complexes, surtout quand il y a des enjeux énergétiques en jeu.

  2. Il est intéressant de voir comment la stratégie de sécurité nationale des États-Unis influence leurs actions sur la scène internationale.

Laisser une réponse